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ÉDITORIAL DE MONIQUE LORTIE. UN JOUR, UN MUR…

Depuis un certain nombre de mois, voire d’années, l’accélération de la consommation et la multiplication des mensonges et corruptions en tout genre laissaient anticiper « qu’un jour », nous frapperions un mur. On s’entendait tous, explicitement ou pas, sur cette éventualité : krach financier majeur, guerres civiles ou désastre environnemental sans précédent ? Qui aurait pu le dire ? Et voilà, c’est fait, c’est arrivé ! Sous une forme surprenante, le mur que nous venons de frapper s’est avéré être… le Temps. Oui, le temps. Dans notre confinement, isolés solitaires à l’intérieur de nos maisons, sans horaire, sans heures de pointe, sans travail sous pression, sans échéances, sans rendez-vous, sans amis, sans famille, nous avons rencontré ce qui nous reste quand on a tout perdu… le Temps.

Qu’est-ce donc que le temps ? demande Augustin* dans un passage célèbre des Confessions. – « Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le demande et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore. » Telle fut sa réponse. Littérature ou pas, il y a, en effet, des réalités si incommunicables qu’on ne les atteint que par la méditation. Aussi je nous propose, en guise d’éditorial cette semaine, un petit détour méditatif, question de saisir un peu, sans l’enfermer dans des mots muets, ce temps « étonnant » auquel nous nous heurtons dans l’épreuve « confinatoire » qui nous atteint.

Sénèque* : « Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais [toi-même] perdre, recueille et ménage-le. Car il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, tandis que d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de notre négligence ; si tu y [regardes de plus près], la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. »

Assignés à résidence comme nous le sommes par la force des choses, l’occasion nous est donnée à la fois de « sentir le temps » – lequel, ces jours-ci, nous colle à la peau comme un vêtement trop serré -, et de sonder nos esprits sur la valeur que nous lui portons.

Sénèque encore : « Sois complètement maître de toutes tes heures. Sache ce que vaut un jour. Tandis qu’on l’ajourne, la vie passe. Cher Lucilius, tout le reste est d’emprunt, le temps seul est notre bien. C’est la seule chose, fugitive et glissante, dont la nature nous livre la propriété. »

« N’oublie pas de vivre », dira le grand Gœthe bien plus tard*, grâce à ta capacité de goûter le présent au lieu de te perdre dans la nostalgie du passé et du futur. Or cela semble particulièrement difficile. Attention, le petit hamster est pervers ! Ce qu’il faut, diront encore les sages d’antan, c’est s’exercer à la présence. Présents entièrement à ce que l’on fait : je coupe le pain, eh bien, je coupe le pain. C’est là toute la réalité du moment ; et elle est bonne. Il n’est pas de petits gestes.

Malheureusement pour nous, les Modernes, nous déprécions le réel qui nous semble trivial, banal, médiocre, ordinaire, au profit d’un monde absent donc idéal, idéalisé. Le passé en effet n’est plus, le futur n’est à l’évidence pas encore – nous dit en substance Gœthe.

Et Sénèque écrit une autre belle page dans laquelle il analyse cette « maladie de l’âme » qu’est la volupté que l’on éprouve à se tourmenter et à tourbillonner en ne se fixant sur rien. » Horace*, déjà, avait écrit : « Que l’âme trouve sa joie dans le présent et prenne en haine l’inquiétude du futur. » Bref, c’est un devoir que d’être heureux tout de suite, là, maintenant. Évidemment, pour celles et ceux qui n’aiment pas les devoirs…

Ainsi, le temps, le temps terrible du confinement, le temps de l’après redouté, ce vide ressenti qui ressemble à un mur, aura permis – si on le veut -, de nous entraîner à « sentir » notre jour, notre heure, chaque instant avec toute la volupté que l’on prenait avant la pandémie à nous tourmenter et à tourbillonner, en somme, à nous laisser ravir notre vie par notre propre négligence. Belle leçon de sagesse !

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* Saint Augustin, (397 ap. J-C) Les Confessions, Livre XI.
* Sénèque, philosophe et homme politique romain, (vers l’an 4 av. J-C – 65 ap. J-C), Lettres à Lucilius.
* Gœthe, écrivain allemand (1749-1832). On a dit de lui qu’il avait été l’homme heureux par excellence (Enc, de l’Agora)
*Horace, poète latin, (65 – 8 av. J-C)

MONIQUE LORTIE
lortie.monique@gmail.com