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DES CHIFFRES ET DES HOMMES

Dans un précédent éditorial, j’avais fait la remarque que l’égoïsme se dévoilait de plus en plus en ces temps de confinement alors que l’on entend des phrases comme : « Porter le masque, moi ? », « Me priver de faire la fête avec mes amis, moi ? », « Protéger la vie des autres ? moi ? etc. » Je terminais par ceci que sans un horizon spirituel de valeurs humaines communes, il ne restera que la barbarie.

La barbarie est un mot que l’on connaît par nos ancêtres les Grecs qui appelaient « bar-ba-res » leurs voisins et les autres, tous ceux qui ne parlaient pas la même langue qu’eux, langues tout à fait incompréhensibles pour eux, pur univers de sons, comme des « ba-ba-bla ».

La barbarie qui s’installe chez nous maintenant, et c’en est une réelle, c’est la tendance lourde à remplacer notre langage d’humains, nos soucis d’humains, notre sensibilité humaine, par des chiffres. Le Premier Ministre dit : « La science nous dit. » Déjà, on ne comprend pas. On ne comprend pas que la science est « objective », elle compte et elle compte des chiffres – elle ne compte pas « en » chiffres, elle compte « des » chiffres. Quand vous faites une addition vous ne pensez pas aux dizaines, aux centaines, aux mille, nous dit Alain ; tout se réduit aux plus simples opérations, pourvu que les chiffres soient bien rangés. Et cela nous dispense de faire attention au détail. Sous la rigueur et l’honnêteté apparente d’un système de mesure, le vide complet ; sous les statistiques, rien, pas de pourquoi, pas de conséquences, rien. Or, et c’est là notre propos aujourd’hui : 24 % d’échecs sur « un échantillon » de 84,000 élèves à la fin du secondaire au Québec ne dit rien des 20,160 adolescents que ces 24 % représentent et dont la vie est foutue et le désespoir immense ! Pour comprendre le désarroi humain des adolescents québécois dans cette pandémie, dans ces confinements « statistiqués », nous utilisons la méthode scientifique des « échantillons » qui font office de réalité vivante humaine !

Mais qu’à cela ne tienne, nous avons mis une « certaine quantité » de « ressources » pour les aider. Les aider à redoubler leur année scolaire, à décrocher, à sombrer dans la maladie mentale, à se suicider ? Bof, « c’est une vaguelette en regard des prédictions (statistiques) », dit notre bon ministre de l’Éducation*.

Il y a plus : cette langue nouvelle qui, en pleine pandémie, est abondamment diffusée via les médias, que nous apprend-elle de la maladie elle-même, de la peur, de l’angoisse, du découragement, de la fatigue, des deuils, de la perte des liens familiaux, etc. ? Elle nous parle du nombre de cas, mais des cas de quoi au juste ? Elle dit nous parler des morts, mais sans nous dire quelles ont été les vraies causes de ces morts cette journée-là. Elle laisse ainsi à notre imagination le soin de combler les vides. Avec comme résultat, une pression intense sur nous, les pauvres sujets d’un gouvernement à la langue chiffrée.

Personnellement, je m’inquiète que ce virage scientifique ne soit, comme le dit excellemment le philosophe français, Michel Henry*, annonciateur de l’appauvrissement progressif du fait humain comme tel. Pas besoin d’être philosophe soi-même pour en être bouleversé, n’est-ce pas ?

* Le Devoir, 12, février 2021.
* La Bqrbarie, éd. Grasset, 1987

MONIQUE LORTIE, M.A. phi
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